La valeur des marchandises en douane et les prix de transfert

 

Entretien avec Maître Jean-Marie Salva, Associé chez DS Avocats,

Président de la Commission douane et facilitation douanière ICC

 

Propos recueillis par Ghenadie Radu, Dr. en droit, Altaprisma

 

(formations douane, transport & logistique à l'international)

 

Paris, le 8 décembre 2016

 

Altaprisma : Merci d’avoir trouvé le temps de nous accorder cet entretien. Pourriez-vous vous présenter brièvement, s’il vous plaît ?  

 

Me J.-M. Salva : Ancien cadre des douanes françaises, j’ai rejoint la Fédération Française des Entreprises de Commerce International de la Mécanique et de l'Électronique en tant que Conseil Juridique en 1988, puis en tant que Délégué Général. Je suis devenu membre des Barreaux de Paris et de Bruxelles en  2001.

 

Associé chez DS Avocats, j'anime le département Douanes et Commerce International qui intervient en contentieux en France et en conseil dans toute l'Union européenne depuis nos bureaux de Paris et Bruxelles, mais aussi dans tous les pays et notamment la Chine, le Canada ou l'Afrique où notre cabinet est présent.

 

L'équipe dédiée que j'anime intervient en droit douanier, en anti dumping, en fiscalité énergétique et environnementale  (TGAP, TIPP, TICGN) et en TVA import.

 

Notre activité en sanctions économiques internationales et en contrôle export est également très importante et en fort développement.

 

Je suis par ailleurs Président de la Commission douane et facilitation douanière d'ICC et membre de son conseil d'administration.

 

 

Altaprisma : La valeur des marchandises en douane est une notion fondamentale de la matière douanière. Elle se fonde sur le « prix réellement payé ou à payer » où la « valeur transactionnelle » apparaît comme la méthode d’évaluation de base (telle que définie par l’Accord de l’OMC sur la mise en œuvre de l’article VII du GATT de 1994).  Pourquoi la notion de valeur des marchandises en douane est si importante dans les échanges commerciaux internationaux ?  

 

Me J.-M. Salva : A l’importation comme à l’exportation la valeur en douane des marchandises est la valeur transactionnelle qui a remplacé avec l'Accord sur la valeur de l'OMC la valeur de référence. Elle doit être indiquée sur les déclarations en douane. A l'importation, elle  sert de base taxable pour l'ensemble des taxes perçues par la douane : droits de douane, TVA, fiscalité indirecte, droits anti dumping, octroi de mer.

 

 

Altaprisma : Comment est calculée la valeur des marchandises en douane ? Quels éléments faudrait-il prendre en compte pour le calcul de cette valeur ? Qu’en est-il de la fin de ventes successives ?       

 

Me J.-M. Salva : Comme vous l’avez justement rappelé, les règles de détermination de la valeur des marchandises reposent sur l’Accord OMC sur l’évaluation en douane. La réglementation de l'UE est issue de cet accord :

 

-  articles 69 à 75 du Code des Douanes de l’Union (ci-après CDU) ;

-  articles 71 de l’Acte délégué du CDU (Règlement délégué (UE) 2015/2446) ;

-  articles 127 à 145 de l’acte d’exécution du CDU (Règlement d’exécution (UE) 2015/2447).

 

Ces textes succèdent aux dispositions:

-  du Code des Douanes Communautaires, ci-après CDC : articles 28 à 36 ;

-  d’Application du CDC : articles 141 à 181 bis et annexes 23 à 29.

 

Au niveau national, le règlement particulier (RP) relatif à la valeur en douane apporte des précisions et de nombreux conseils s’agissant de la détermination de la valeur en douane. Il a été actualisé en juillet 2014. Le site de la Douane précise à ce jour que ce règlement est « en cours de mise à jour ». Il n'a en toute hypothèse pas de valeur légale et constitue au mieux un élément de doctrine.

 

Il résulte de ces différents textes que la valeur en douane est en principe la valeur transactionnelle de la marchandise importée. Cependant, certaines situations ne sont pas considérées comme des ventes conformes au principe de libre concurrence et impliquent donc le recours à des méthodes de substitution à l’instar des livraisons gratuites, des marchandises prêtées, des marchandises importées par les intermédiaires qui ne les achètent pas et les vendent après importation…. Dans cette hypothèse, les méthodes dites « secondaires » dans le CDU (dispositions des ex-articles 29 à 31 du CDC) peuvent être utilisées à titre subsidiaire et dans un ordre successif. Ainsi, si la première méthode de substitution ne peut pas être appliquée, l’opérateur devra utiliser la seconde et ainsi de suite jusqu’à la dernière méthode dite du dernier recours.

 

Les méthodes de détermination de la valeur en douane, dans leur ordre d’utilisation, sont :

 

1.     la valeur transactionnelle ;  

2.     la valeur transactionnelle de produits similaires ;

3.     la méthode déductive ;

4.     la valeur calculée ; et

5.     la méthode dite du dernier recours.

 

Lors de l’utilisation de chacune de ces méthodes, il conviendra notamment d’ajouter dans la détermination de la valeur en douane : les commissions à la vente et les frais de courtage, le coût des emballages, la valeur des produits et services fournis sans frais par l’acheteur, les redevances, les droits de licence, les frais de livraison jusqu’au lieu d’introduction dans l'UE (manutention, transport, assurance, etc.), mais également la part du produit de la revente des marchandises qui revient éventuellement au vendeur.

 

Certains éléments sont, quant à eux, à retrancher de la valeur douane s’ils sont inclus dans le montant facturé du produit. C’est le cas notamment de tous les frais issus d’opérations réalisées au sein de l’UE après importation. On pense ainsi immédiatement aux frais de transport et d’assurance au sein de l’UE, aux droits et taxes prélevés dans l’UE, aux frais de travaux entrepris après l’importation, aux commissions à l’achat, aux remises et réductions de prix ou encore aux droits de reproduction dans le pays d’importation.

 

Enfin, il convient de noter que la pratique de la « first sale  est supprimée par le CDU. Pour mémoire, il s'agissait de la possibilité offerte à l'importateur de recourir à une vente antérieure à celle précédant immédiatement l'importation à condition  qu'elle ait été faite en vue de l’exportation à destination de l’UE. Cependant, à l’article 31 de l’acte délégué, la Commission a prévu des dispositions transitoires pour laisser aux opérateurs le temps de s’adapter, à condition toutefois que le contrat concerné ait été conclu « avant l'entrée en vigueur » des actes (actes délégué et d’exécution ; cette transition s'achève au 31 décembre 2017). Au 1er janvier 2018, le système obligatoire deviendra  celui de la dernière vente.

 

 

Altaprisma : Des nombreux cas de contentieux entre les opérateurs du commerce international et les Douanes montrent que la notion de valeur des marchandises en douane est bien plus complexe qu’elle ne paraît. Comment faire alors pour mieux maîtriser cette notion et réduire le risque de contentieux en la matière ? Quels sont les pièges à éviter ?       

 

Me J.-M. Salva : A l’inverse de l’espèce tarifaire ou de l’origine, dont la détermination peut être sécurisée par des renseignements contraignants valables dans toute l’Union européenne (Renseignement Contraignant sur l’Origine ou Renseignement Tarifaire Contraignant), aucun renseignement contraignant européen n’existe pour la valeur. On peut regretter à cet égard que le CDU n'ait pas été plus audacieux en la matière. Cette frilosité en dit long sur l'état d'inachèvement du CDU.

 

Seul un avis national, dit « Avis sur la Valeur en Douane » (AVD) est proposé par la Douane française. Si l'AVD n'est donc pas un renseignement contraignant au sens du CDU (ni du CDC), il l'est au niveau national où il a valeur de rescrit. La Douane française indique en effet qu'il « est délivré au regard des informations transmises et vaut sur les points réglementaires convenus ».

 

Par ailleurs, la procédure d’ajustement (article 70 du CDU) permet aux opérateurs d’éviter de déclarer une valeur en douane provisoire au moment du dédouanement, lorsque certains éléments à ajouter ou à retrancher au prix de la marchandise ne sont pas connus ou quantifiables au moment du dédouanement (par exemple, certains droits de licence ou redevances). Dans cette hypothèse, l’opérateur doit formuler une demande auprès de l’Administration des douanes à l’aide d’un CERFA disponible sur le site de la Douane. L’autorisation délivrée prend habituellement la forme d’un taux d’ajustement de la valeur qui, appliqué directement au prix déclaré, évite au déclarant de recourir à des valeurs provisoires impliquant un dépôt de garantie et des régularisations ultérieures.

 

Un dernier moyen de réduire le risque de contentieux en matière de valeur est de maîtriser et sécuriser la chaîne d’approvisionnement des produits importés ou exportés afin de pouvoir déterminer avec précision les éléments à incorporer ou à retirer de la valeur en douane.

 

 

Altaprisma : La notion de valeur des marchandises en douane est profondément liée à celle des prix de transfert. Pourriez-vous nous en dire plus sur le lien qui existe entre ces deux notions ? Pourquoi la notion des prix de transfert est si difficile à maîtriser ?   

 

Me J.-M. Salva : J'ai attentivement suivi ces débats pour ICC dont je précise ci-après la position. Cette position a été intégrée par l'OMD à son guide sur "Prix de transfert et valeur en douane".

 

Selon la définition de l’OCDE, les prix de transfert sont "les prix auxquels une entreprise transfère des biens corporels, des actifs incorporels, ou rend des services à des entreprises associées". Or, les transactions inter-sociétés représentent à ce jour plus de 60% du commerce mondial en termes de valeur. Il est dès lors facile de comprendre l’enjeu de la détermination des prix de transfert sur la valeur en douane. Cependant, les administrations fiscales et douanières ont des approches différentes de ces transactions. Par conséquent, la détermination de la valeur des biens peut constituer une source de difficultés pour les entreprises multinationales, de tous les secteurs et de toutes les régions du monde. Ces difficultés découlent du fait que divers organismes ont adopté des concepts ou des législations différentes sur la façon dont les prix de ces transactions inter-sociétés (les prix de transfert)  doivent être définis.

 

Les approches : Il existe essentiellement deux approches différentes en matière de prix de transfert :

 

- la première adoptée par l’administration fiscale est fondée sur les lignes directrices de l'OCDE sur le prix de transfert et s’appuie sur le principe d’ « arm’s lenght » (pleine concurrence).  Elle consiste à adopter le prix des transactions entre sociétés du même groupe et résidentes d’Etats différents, sans rectificatif. En pratique, les administrations fiscales examinent ces transactions inter-sociétés afin de s’assurer qu’elles sont conformes au « principe de pleine concurrence » et de pouvoir déterminer l’impôt sur les sociétés.

 

- la seconde adoptée par l’Administration des douanes est fondée sur l'Accord sur la Valeur en Douane de l'OMC (ACV) et donc sur la notion de « prix non influencé par la relation ». En pratique, la Douane va s’assurer que le prix des transactions visant des marchandises importées n’est pas influencé par le lien existant entre l’acheteur et le vendeur.

 

Du point de vue des entreprises, la divergence entre les deux régimes fiscaux constitue un obstacle à la libéralisation des échanges et freine le développement international des entreprises.

 

Les difficultés : les entreprises ont besoin de systèmes efficaces pour permettre aux ajustements des prix de transfert d'être exécutés d'une manière simple pour les autorités fiscales et les entreprises. Lorsque les entreprises établissent des prix de transfert conformément aux lignes directrices de l'OCDE sur les prix de transfert, ces prix sont conçus pour être semblables à ceux qui s'appliqueraient entre des parties non liées. En tant que tels, les prix de transfert tentent de reproduire les prix qui pourraient exister entre des parties non liées.

 

Conformément au commentaire 23.1 de l'OMD qui permet d'utiliser des études de prix de transfert pour examiner les circonstances de la vente entre parties liées, les entreprises qui appliquent les principes directeurs de l'OCDE de bonne foi devraient être convaincues que leur prix de transfert peut être utilisé comme valeur transactionnelle pour les marchandises importées et pour l’application des droits de douane et la TVA.

 

En réalité, ces prix étant prospectifs, un certain nombre d'hypothèses sont construites dans leur calcul. Ces hypothèses entraînent inévitablement des écarts dans la marge finale gagnée par rapport à l'objectif, dont l'ampleur dépendra souvent de l'importance des changements dans l'environnement.

 

Les directives sur le prix de transfert et les accords de tarification avancés (ATA) conclus avec le gouvernement prévoient généralement un véritable mécanisme par lequel un ajustement des prix est effectué, typiquement en fin d’année fiscale, afin d’aligner le bénéfice réel avec les valeurs de référence. A cause de cela, il peut arriver que les entreprises aient besoin d'émettre des factures ou des notes de crédit pour aligner les résultats financiers sur leur politique de prix de transfert et, le cas échéant, sur les ATA.

 

Pour un tel ajustement des prix de transfert, à la hausse ou à la baisse, les entreprises reconnaissent qu'un ajustement de la valeur en douane des marchandises importées antérieurement à la contrepartie totale pour les biens fournis et importés précédemment serait logiques. Toutefois, cela ne peut souvent pas être exécuté en raison de l'absence d'une base législative et/ou d'obstacles techniques de mise en œuvre.

 

Les solutions : ICC croit fermement que l'AVD de l'OMC et l'utilisation des lignes directrices de l'OCDE suffisent à régler la question de la valeur en douane et des prix de transfert. Cependant, ICC spécifie que les approches fiscales et douanières des transactions inter sociétés devraient converger vers la même valeur. Dans cet objectif, ICC a publié une déclaration de principe en 2012, qui a été intégré dans les directives de l'OMD. Cette déclaration, basée sur l'harmonisation des règles actuelles, contient plusieurs options supplémentaires pour déterminer la valeur en douane.

 

Voici en synthèse les recommandations d'ICC :

 

1. La reconnaissance par l'administration douanière que les entreprises qui fixent les prix de transfert conformément au principe de pleine concurrence (conformément à l'article 9 du Modèle de convention fiscale de l'OCDE) démontrent généralement que la relation des parties n'a pas influencé le prix payé ou à payer. Par conséquent, ce prix constituerait la base de la valeur en douane.

 

2. La reconnaissance par l'administration des douanes des ajustements des prix de transfert post-transaction (à la hausse ou à la baisse). Cette reconnaissance devrait s'appliquer aux ajustements effectués soit à la suite d'un rajustement compensatoire volontaire - comme convenu par les deux parties liées - soit à la suite d'un audit fiscal.

 

3. La recommandation selon laquelle, en cas d'ajustements des prix de transfert après la transaction (à la hausse ou à la baisse), l’Administration des Douanes revoie la valeur en douane selon l'une des méthodes suivantes choisies par l'importateur : application du taux de droit de douane pondéré ou allocation de l’ajustement des prix de transfert (conformément à la nomenclature douanière et aux informations fournies par l’importateur).

 

4. La recommandation selon laquelle, dans le cas d'ajustements des prix de transfert post-transaction (à la hausse ou à la baisse), les sociétés sont libérées de l'obligation de présenter une déclaration modifiée pour chaque déclaration en douane initiale et du paiement des pénalités, à condition que la déclaration modifiée soit déposée volontairement en douane.

 

5. Il est également recommandé que les méthodes de fixation des prix de transfert de l'OCDE soient reconnues comme un cadre acceptable pour l'évaluation des circonstances de la vente par l’Administration des Douanes qui reconnaîtrait désormais les méthodes comparatives (produits identiques ou similaires) et le fait que chaque entité juridiques d’une société peut exercer des fonctions spécifiques et ajouter de la valeur au sein d'un groupe.

 

6. La reconnaissance de l'acceptabilité de la documentation sur les prix de transfert, par l'administration des douanes, comme preuve que le prix payé pour les marchandises importées n'a pas été influencé par la relation entre les parties.

 

 

 

Le mot de la fin

 

Me J.M. Salva : En Europe, le nouveau CDU et ses actes délégués et d'exécution ont été adoptés et sont entrés en vigueur depuis le 1er mai 2016. Des mesures transitoires sont prévues et les dispositions de ce nouveau code ne seront que pleinement applicables en 2020. En tout état de cause, le CDU fait partie de la modernisation douanière et constitue le nouveau cadre juridique des règles et procédures douanières au sein de l'UE.

 

C'est donc un changement majeur tant pour l’Administration douanière que pour les entreprises. Malheureusement, plusieurs de ses  dispositions demeurent imprécises et créent un climat d'insécurité que dénoncent les entreprises.

 

C'est notamment le cas en matière de valeur en douane. L'imprécision des lignes directrices de la Commission sur les nouvelles conditions de réintégration des  redevances et droits de licence pourrait conduire à une réintégration systématique qui est contraire à l'AVD.

 

C'est d'autant plus regrettable que l'état actuel du monde (« panne » du multilatéralisme, montée des menaces protectionnistes et populistes) peut faire craindre une augmentation des barrières non tarifaires, mais aussi tarifaires.

 

Restons donc vigilants !

 

 

Altaprisma : Nous vous remercions pour vos éclairages.  

 

 

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